22/07/2011

Les mains





Je fais partie d'une race qui a envoyé de mes semblables sur le satellite naturel de ma planète. Il y a plusieurs décennies. Mais la science qui a réussi ce tour de force ne peut toujours reproduire qu'une bien pâle imitation artificielle d'une main. 


Ça n'en dit pas autant sur les limites de ladite science que sur la fabuleuse complexité de ces bouts de bras. Quand on se permet de les observer dans le détail, on s'étonne de leur complexité et de leur perfection. 

Lancer un ballon, ramasser une pièce au sol, lire un pseudo avenir dans ses lignes, presser une orange, hacher menu une gousse, tourner un bol en porcelaine, tricoter ou jouer du piano "molto allegro". Ce qu'une main humaine peut faire, on est pas près de voir une main de robot en faire autant, ou le faire aussi bien.

À part le visage, les mains sont la partie du corps qui fait les meilleurs portraits. 


Certaines sont de véritables cartes géographiques. Une des plus belles photos que j'aie vue est celle, en noir et blanc, d'une toute petite main de bébé, blanche et sans rides, toute neuve, de la grosseur (et finalement assez semblable aussi) à une main de poupée... dans la main marquée d'un homme âgé, une espèce de patte d'ours, épaisse comme le sont les mains des grand-pères, plissée, tachée, veinée comme pour un effort constant. 

C'est une photo fabuleuse. Toute la vie... permettez-moi l'utilisation d'une majuscule par respect, toute la Vie est dans cette photo. Sa beauté, un fort symbole du temps qui passe, et sa morale finale: La Vie c'est bien, mais ça marque. Pas facile à tous les jours. Ça laisse des traces.

Je n'ai connu qu'un grand-père, et de justesse, mais j'ai de lui le souvenir de sa main. Le seul où j'ai touché cet homme distant. Le reste ce sont des broutilles de voix et une macédoine de gestes. 


Une main de grand-père c'est particulièrement marquant à l'âge où sa propre main est celle de l'enfance. On a dû faire quelques pas, quelque part. Je me souviens juste de l'effet de puissance de cette paume toute en vallons, un sorte de cuir tanné par l'existence. Et d'une superficie presque terrifiante. Un territoire.

Je me souviens de l'impression de sécurité qu'elle m'inspirait. Qui aurait osé défier une telle surface ? Et pourtant, en même temps, une grande fragilité, me disait cet imperceptible tremblement, doux et timide, mais incessant. 

Cette main là, je l'aurai peut-être un jour pour un enfant. Je ferai bien attention à l'effet produit. Ça laisse plus de traces qu'on le croit, prendre la main d'un enfant. Faut jamais faire ça à la légère.

Et puis il y a les mains de grand-mères. Il y a beaucoup de beauté dans cette usure. Probablement parce qu'avoir servi est plus noble que d'avoir un potentiel pas encore exprimé.

Étrangement, si avec l'âge la main des hommes s'épaissit, celle des vieilles dames semblent tendre vers le diaphane. 


J'ai eu l'occasion d'en côtoyer quelques-unes. Elles avait presque toutes des mains transparentes. Les veines bleues ne semblaient recouvertes que d'une mince couche de cellophane. Ou d'un papier de riz, comme celui qu'on trempe pour le ramollir avant d'en faire des rouleaux aux légumes. 

J'y lisais dans ces mains qui couvrent souvent 8 ou 9 décennies, une histoire que raconte ces doigts arthritiques et les taches brunes. Ces dames qui ont la préhension de l'apeurée, de celles qui perdent doucement leurs moyens.

Je me souviens qu'une m'a pris la main un jour, "accroché" serait mieux dire, une naufragée en mer qui vient de trouver un morceau de bois. Elle a émit un roucoulement, une demande ?


J'ai planté mes yeux dans son regard ciel de Provence. Pour mieux l'écouter. Elle m'a chuchotée, sur un ton de prière, elle qui avait tout donné aux autres et à 14 enfants depuis presque 90 ans et qui avait justement gagné le droit de tout demander:

"Me donneriez-vous un autre biscuit s.v.p. ?"

Je lui ai dit "Oui" alors que je voulais dire "je vais vous acheter la compagnie qui fait les Oréo si vous voulez". Ses mains toutes croches m'ont laissé repartir vers la cuisine. Des mains, qui encore à 90 ans, sont les outils par excellence pour demander, obtenir.

On dit que les yeux sont le miroir de l'âme. 


Alors, les mains sont les tiroirs de l'âme. 






 

2 commentaires:

  1. Très beau texte encore..

    Très émouvant. Ça me rappelle mes visites à ma mère, les quelques mois avant son décès à 90 ans. Elle qui avait encore toute sa tête, participait à certaines activités de groupe au sein de son milieu de vie. Une toute petite vieille m'a demandé bien poliment d'enlever le papier autout de sa friandise glacée. Je me suis empressée de le faire, et elle, pour me remercier m'a invitée à croquer dans son fudge..
    Une toute petite fille de presque 100 ans..

    Ton texte m'a fait brailler, as-tu remarqué qu'en vieillissant, les larmes jaillissent à découvert, comme ça..sans filtre..

    Bien beau texte !

    Aude

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  2. Merci Aude. Ce qui m'étonne d'eux, les possesseurs de vieilles mains, c'est qu'ils ont peu et qu'ils offrent quand même tout. Et tout le cinéma de leur vie qui se déroule dans la simplicité. Je connais un vieil homme qui vit dans une résidence pour cas d'Alzheimer. Il est un des seuls hommes dans un groupe fortement féminin. On pourrait faire un documentaire de 3 heures sur la gestion qu'il fait de ses bonbons aux caramels et chocolats, sa popularité conséquente, les tensions et jalousies que créent parfois ses décisions à ce niveau etc. Quand je sors de là j'ai parfois l'impression de quitter l'école primaire. C'est une micro-société intéressante. Et après 8 ou 9 décennies à subir l'attraction terrestre, accoucher et avoir mal aux dents, ils ont droit à ce qu'on les aime et les aide simplement. Qu'on leur tapote leurs mains épaisses ou en cellophanes. Et qu'on leur donne tous les biscuits qu'ils veulent. Merci pour ton anecdote et de me lire.

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