20/09/2011

La coupe de cheveux


Je devais avoir 25 ans. 

Un bel été en ville. Par "bel été", j'entends un été tout en temps libre, sans trop de travail et piqué de plusieurs occasions de farniente.

Un été tout en balcon, un livre à la main, un verre de jus au plancher.

Je demeure alors au troisième étage d'une rue rosemontoise où les arbres, une fois vêtus d'un épais frou-frou de feuilles, font un tunnel naturel à l'artère.

Je dois être rendu au milieu du deuxième tome du Seigneur des Anneaux de Tolkein. Fin juin, peut-être début juillet.

C'est la rage des déménagements depuis quelques jours. Du balcon, je me sens un peu comme Dieu qui regarderait en bas sa Création. Et au milieu de toute cette activité terrestre, une jeune femme, aidée de quelques ami(e)s, emménage au deuxième niveau de l'immeuble voisin.

D'en haut, tout ce que je vois de cette femme est le dessus de sa tête. Et je suis tout de suite charmé, presqu'amoureux, de cette tête chevelue. 


C'est une expérience étrange. D'habitude, les yeux, le visage, le corps, les courbes ou le cou... au moins les mains. Mais là, d'en haut, juste des cheveux fous, qui sautent à chaque pas, qui galopent sur deux minces épaules. 

Une frange plus courte recouvre le front. Noirs et minces les cheveux, comme en ont les chinoises.

Mais du haut de mon perchoir, rien de plus. Sauf une impression de mystère, d'inachevé.

Les semaines passent. Rien d'autre à me mettre dans le coeur: L'inconnue possède une petite automobile rouge. Et une coupe de cheveux envoûtante. Vue de haut. 

 
Six semaines plus tard, la situation n'a pas changée. Une ou deux fois par semaine, je vois le dessus de cette tête descendre ou monter, et puis rien d'autre. Le mâle en moi se désespère de voir un jour le bout de son nez. Il faut agir. Lui dire la chance qu'elle a d'être ma voisine.

Je décide de lui écrire. La situation est délicate. Les femmes ont bien des raisons de se méfier des approches étranges. Et comme je me connais...


Et puis, je vais lui dire quoi ? 

"J'observe le dessus de votre tête depuis plusieurs semaines déjà et je..."

Quand même.

La lettre faisait je crois 3 ou 4 pages. J'ai essayé de me mettre à sa place, de jouer bas profil, de compenser l'étrangeté de la requête par un texte de présentation le plus terre-à-terre possible. 


Enfin, l'être original et timide que je suis, qui aurait tant voulu être Humphrey Bogart dans Casablanca dans l'art d'approcher une femme, savoir "cruiser" quoi, est allé déposer sa missive, lâchement, à 2 heures de la nuit, dans sa boîte aux lettres.

Et là, devant sa porte, je me rend compte qu'à l'intérieur il y a un vestibule qui mène à deux entrées. Deux autres portes; deux appartements.

Méchant dilemme. Lequel est le sien ? Quelle boîte aux lettres est la sienne ?

J'ai l'air idiot planté là et même la Lune rit de moi.

Je ne vois qu'une solution; laisser mon enveloppe sur le pare-brise de sa petite auto rouge.

Je m'exécute et remonte chez moi, d'où je regarde, avant d'aller au lit, l'enveloppe en forme de billet de stationnement, collée à la vitre de la petite bagnole.

"Ben mon vieux, toi qui ne veut pas l'effaroucher, pas sûr qu'elle va s'écrier "Ô saisons, Ô chateaux, quelle âme est sans défauts !", quand elle va lire la lettre d'un inconnu qui parle de son intérêt pour le dessus de sa noble tête".

Là-dessus j'ai été dormir un peu. Il y a des moments dans la vie d'un homme, où il fait ce qu'il peut. Pour le reste, il s'en remet au Destin.

D'autres semaines ont passées, octobre s'est installé, le temps plus frais a limité davantage mes visites au balcon et j'ai plus ou moins oublié tout ça. 


J'ai remis l'anecdote dans mon grand sac bourru des déceptions relationnelles (déjà à l'époque fallait pousser ferme pour en faire entrer une nouvelle), et je suis passé à autre chose.

Un samedi matin, on sonne à ma porte. C'est une jeune femme, peu loquace, qui s'exprime surtout en monosyllabes. Pour une raison que j'ignore, je suis certain dès le départ qu'elle va essayer de me vendre quelque chose. La conversation qui suit ressemble à ceci:

- Alors ?

- Alors quoi ?

- Ben quoi maintenant ?

- Je ne peux pas vous acheter quoi que ce soit...


- Bon, alors là...

- Ici ?

- Non, maintenant, quoi ?


Etc.

Ont dû glisser dans les limbes du temps un bon 90 secondes avant que je comprenne qui j'avais devant moi. C'est long une conversation de 90 secondes quand vous ne savez pas de quoi ou à qui vous parlez. 


Et puis finalement, comme si la flamme du Saint-Esprit était descendue sur moi, cette drôle de pensée qui me traverse l'esprit:

"Aaaaaaaaaaahhhhh... ben finalement, vu de face, c'est somme toute une coupe de cheveux plutôt ordinaire".

On s'est expliqué.  Elle m'a raconté qu'elle était venue bien près d'avertir la Police quand elle a trouvée l'étrange lettre sur le pare-brise de sa voiture. Elle s'est finalement rendue compte que je n'étais qu'un grand dadais sans griffes qui n'insistait pas et venait "voir de visu" qui était l'étrange animal.

Elle était plutôt jolie. Jolie autrement, vue de face. Elle avait un tic; à toutes les minutes ou presque, le coin de sa bouche se relevait dans un petit spasme. Ça m'a toujours laissé l'impression qu'elle se retenait de rire de moi.

On est devenu des amis circonstanciels. 


Quand J. est déménagée, ou est-ce moi qui a quitté... j'ai été marcher au parc Molson. Je me souviens de m'être dit qu'il fallait que je sois plus "raisonnable", plus commun, quand j'exprime mon intérêt envers une dame. 

"Il y a une façon de faire les choses, lentement, c'est un jeu qui doit se jouer doucement..."

C'était quelques mois avant que je m'adresse à D. pour la première fois, en ces termes: "Scuse-moi... tu ne viendrais pas en Allemagne avec moi cet été ?"

Humphrey Bogart. J'aurais tellement voulu être Humphrey Bogart.