04/04/2011

La vie, la vie...

Il fut un temps (à moins que vous préfériez le plus traditionnel "il était une fois"), où je voyais la vie à travers un filtre géométrique; un individu, des gens, des mâles et des femelles, une certaine proportion de bon temps, un pourcentage d'obligations, la vie divisée en quelques décennies, 33% du temps pour dormir etc. En vieillissant, heureusement, les contours de ma perception sont devenus flous. Une sorte de grosse mousse rose. Et le plus beau c'est que c'est l'être humain qui a pris toute la place, celle du mystère et de l'étonnement.

J'aimerais bien d'ailleurs que quelqu'un(e) essaie de me convaincre qu'il y a plus beau et passionnant que l'humain en action dans cette expérience de vie qu'on se partage tous-toutes. Bien sûr qu'il y a La Mona Lisa et les "longitudinalitées" de Giacometti. Mais l'humain lui, bouge ! La beauté c'est bien. La beauté en action c'est bien mieux.

Il y a deux êtres en particulier qui sont satellites de ma vie depuis quelques temps et qui m'enseignent et me ravissent tellement, sans le vouloir.

K., trois ans, un ange. Si si, vraiment. Peut pas être autre chose: un ange !

D., 82 ans, qui a entreprit il y a 2 ou 3 ans sa glissade sur la pente raboteuse de l'Alzheimer.

Quelque part entre les deux, je flotte, témoin. 


Je les regarde, une qui me rappelle l'entrée, l'autre la sortie. L'enfant, comme seuls peuvent l'être les enfants parfois, est époustouflante de beauté, de charme et de pureté. Je m'asseoirais devant elle pour la regarder vivre, respirer et bouger, pendant des heures, comme on a le goût à l'occasion de se remplir à nouveau d'espoir. Pour moi, la représentation de Dieu, n'est pas un barbu de 33 ans sur une croix. C'est une petite fille blonde de trois ans, avec un oeil qui louche imperceptiblement, dans une épaisse serviette en ratine, qui rit en saccade son plaisir d'être en vie.

K. c'est Mozart.

Ce qui lie D. à K., c'est que les souvenirs qui lui restent sont étrangement ceux de sa prime jeunesse. Quand K. regarde un avion passer, elle le fixe à s'en tordre le cou. Elle le pointe de son petit doigt. Elle tente une imitation du son. L'adulte qui regarde prépare un commentaire. L'adulte humain ne peut pas s'empêcher d'éduquer son petit. Mais K., se retourne et demande déjà de la crème glacée. La prime jeunesse n'a pas de temps à perdre avec autre chose que l'émerveillement.

J'ai vu D. cet après-midi. On a aussi fixé en silence un avion. "Te souviens-tu de ton voyage en Russie ?" que je lui ai demandé. Il m'a regardé. J'avais le choix de la conclusion. Il ne se souvient pas dudit voyage ou de ce qu'est la Russie. Et puis on a marché. D. demeure en belle forme physique pour son âge. On a été à la Caisse Pop pour faire un retrait, avant d'aller faire l'épicerie de la semaine. Il était d'une humeur ensoleillée, mais d'une humeur embêtante parce que de haute voix. Alors, en ligne, à la Caisse;

- "Ça parait pas du tout que l'homme là-bas porte une perruque !"

Silence gêné dans le haut lieu de la finance. Je regardais ailleurs, quelque part au plafond je crois. Puis:

- "Qu'est-ce qui va arriver s'ils ferment pendant qu'on est à l'intérieur ?"

J'ai l'habitude. On l'a tous un peu. Les vieux...

Je regarde ses souliers. De vraies chaloupes. Je me penche pour tester jusqu'où va son gros orteil. Un bon pouce avant le bout de la chaussure !

- "T'as le goût qu'on ailles t'acheter des souliers la semaine prochaine ?"

- "C'est trop cher des souliers."

K. vient de découvrir les délices de l'effort physique. Déplacer des objets lourds, c'est son nouveau dada. Elle trouve les adultes si pratiques: ils les rapportent toujours au lieu d'origine. Même que sa mère repasse pour absorber les dégâts d'eau. Cool les adultes. K. soulève maintenant le chat aisément, qui se désespère d'être saisi avec une technique aussi brouillonne. 


D. a les forces et la mémoire qui déclinent. J'ai acheté à D. une tablette de feuillets lignés pour qu'il puisse noter désirs et besoins avant de les oublier. 

Mais D. oublie de faire des listes.

K. et D. ne se connaissent pas, ne vivent pas dans la même ville. Je suis leur joint. Deux êtres magnifiques, ou peut-être magnifiés, par l'amour que je leur porte... Opposés mais tout près.

Comme des oreilles.

On est tous des notes sur une même gamme.