04/03/2011

Vieille amitié

                                        
    Un dimanche ressemble toujours à un dimanche. Mais ceux de la froidure empruntent encore davantage à la mélancolie. Entre les parenthèses de ces journées d'hiver, des travailleurs s'ennuient sous prétexte de repos, des mères rapiècent des pantalons d'enfants et des malades reçoivent la visite d'amis.

    L'homme qui entre dans la chambre est âgé. Il claudique légèrement et ses yeux plissés semblent meurtris par la lumière crue des néons. Une vieille femme, assise sur un lit, lui souhaite une aride bienvenue.

    "T'es en retard"

     L'homme ne répond pas, trop absorbé par l'installation de son vieux corps sur une chaise adjacente au lit. Un instant il se demande si les craquements sont le fait de ses os ou de la chaise de bois. Il glisse un peu, cherche un illusoire confort, s'immobilise plus par dépit que pour l'avoir trouvé et soupire comme un ballon qui dégonfle. 


Après deux minutes d'un silence épais, il regarde la femme à travers ses lunettes sales:

    "Comment ça va?"

     Un bruit, entre le grognement et le toussotement, lui répond. Le vieillard a mieux compris que si on lui avait fait un discours. Il connait cette femme depuis 63 ans. De trois ans son ainé, il avait autrefois rassuré, dans la cour d'une école de campagne, cette jeune fille rousse, qui débutait sa carrière scolaire dans les pleurs et l'angoisse. Fière, indépendante, elle fut quand même  immensément flattée qu'un grand de troisième année s'occupe d'elle. Plus de six décennies plus tard, ils avaient le même type de rapports. Les contraires ont les plus longs destins communs. 
 
     "T'es en retard".

     "Tu me l'as déjà dit".

    "Je t'attends depuis midi"

    "Y'a pas beaucoup d'autobus le dimanche"

     Autre grognement. Autre silence. C'est l'âge où les conversations sont courtes. Peut-être que la mémoire ne retient que la dernière phrase exprimée. Ou que c'est un trop grand effort d'élaborer.

    La femme déplie son corps sec. De sa canne elle montre la salle de bain. S'y rend péniblement. Et s'y engouffre, à la fois lente et impatiente.

    Un bruit de chasse d'eau, une poignée récalcitrante et elle reparaît. Elle entame le trottinement du retour au lit, avec l'équilibre précaire de ceux qui écrasent du raisin. Elle fige. Le visage perd sa consistance, semble s'allonger davantage. La lèvre inférieure se détache de sa sœur. Le bras qui s'appuie sur la canne tremble.

    "ALFRED!"

    L'homme sort de derrière les longs rideaux, où il s'était installé pour regarder la neige flotter sur la ville.

    Il lui sourit. Elle reprend des couleurs. Les deux escargots humains retournent vers le lit. Elle se laisse tomber sur le matelas. Il s'assoit avec la grâce d'une crampe. Le silence, ce grand complice des vieux, s'impose. Il regarde son amie avec tendresse, elle fixe le bout de sa canne. Les minutes passent, immobiles, comme des perles qui s'enfilent en collier.

    Ils conversent longuement, par souvenirs respectifs.

     Plus tard, dans le corridor, l'animation tasse lentement le calme. Le personnel distribue les cabarets du repas à venir. Le vieil homme se racle la gorge. C'est le signal entendu de la fin de leur connivence.

    "J'vas y aller"

    Elle vrille sur lui ses yeux tristes et lourds. Il se lève en torsade, opération risquée mais réussie. Courbé, mais habité d'une puérile fierté de ne pas avoir besoin de canne, lui. Il se retourne pour saluer sa complice.

    "J'vas revenir dimanche prochain".

     Il sourit. Toute la tendresse du monde part de ce dentier. Les vrais sourires sont faits par le cœur. Il s'éloigne doucement, sans faire de vent. Derrière, une voix frêle croasse:

    "Arrive pas en retard."