09/07/2011

La Tourniquette Soufflée


   J'écris. Des courriels, des listes, des notes, des messages, des mots croisés, des poèmes, sur ce blog... et quand il me reste du "jus", j'invente un ou deux personnages, j'accroche une anecdote du quotidien et j'écris une histoire. J'écris parce que c'est pour moi l'ultime thérapie. Je suis convaincu d'ailleurs, et je ne changerai pas d'idée là-dessus avant que les moutons sautent en parachute, que tous ceux-celles qui écrivent le font d'abord par auto-thérapie. Et puis j'écris presqu'autant, mais ensuite, pour la communication. J'aime dire et écouter, comme tous les humains.

La saison chaude est arrivée 

Anecdote majeure
Voici l'historiette qui m'est née
Excusez la longueur.               



                        LA TOURNIQUETTE SOUFFLÉE




    Depuis quelques années déjà, les relations Canado-Américaines sont bordées de la dentelle de l'harmonie. Bons amis, le vieux couple a trouvé une certaine maturité dans ses rapports.

    L'un ayant souvent ce que l'autre n'a pas; un petit traité préférentiel sur l'utilisation de l'eau par exemple vaut à l’autre un appui marqué de l'armée la plus puissante au monde, dans d’autres circonstances.

    Ce genre d’échange de bon ton.

    Au fil des années les deux pays ont trouvés un net intérêt à bien s'entendre. Et puis, de toute façon, certains problèmes étant communs, il vaut mieux être deux qu'isolés pour y faire face. 

    Comme dans le cas du réchauffement climatique de la planète.



    En 2025, il fait chaud. TRÈS CHAUD.

    Particulièrement dans les pays qui bordent de plus ou moins près la ligne équatoriale.

    Au Québec, un homme vient de faire ses premiers pas en politique municipale. Roger Bontemps. Il est pratique et efficace, mais surtout capable de proposer des options imaginatives aux problèmes actuels. Pour les défis énormes et nouveaux auxquels la planète fait face aujourd’hui, les solutions doivent être originales et dépasser les petits intérêts de chacun.

    Bontemps a déjà compris ça.

    Depuis quelques décennies, beaucoup a été tentée pour freiner, ou seulement ralentir, la hausse effarante des températures. Mais l'aveuglement des pays riches à consommer toujours plus et l'inconscience des puissants devant le danger n’ont pu empêcher la détérioration de s'accélérer.

    En 2025, la race humaine est démunie devant ce qui semble être inévitable. La Terre et ses enfants, étouffent.



    C'est le 6 juin 2025 que Roger Bontemps propose sa solution au Conseil des Élus de la Ville de Montréal. Elle a déjà un nom qui marquera l’Histoire;

    La Tourniquette Soufflée.


    Dire que dès le début Bontemps a fait rire de lui avec ce concept, serait en dessous de la vérité. Avant même d'avoir lu une seule ligne du contenu du document exposé à ses pairs, la plupart  des gens se bidonnaient de son titre loufoque.

    Beaucoup plus tard seulement, on a pu commencer à dire « Ah oui, l’été 2025… l’année où Bontemps a sauvé la Terre avec sa Tourniquette … ». Comme on dit aujourd’hui encore « l’année de l’Expo » ou bien, « l’année où l’Homme est allé sur la Lune ».

    Mais en 2025, même le vieux Chapleau, caricaturiste à la retraite depuis des années, a repris du service pendant quelques semaines à titre contractuel pour dessiner aussi brillamment qu'à l'habitude, les états d'âme de ses concitoyens face à la Tourniquette Soufflée.

    C’est-à-dire, s’en moquer.

    Et l’humour Québécois, qui ne manque pourtant jamais de matériel à satire lui a fait une place de choix.

    Depuis, les Québécois ont baptisé « Tourniquette » tout ce qui ne fonctionne pas très bien. Humains inclus. Le mot est devenu un synonyme de déficience, sous toutes ses formes.

    "T'as pas l'air en forme ce matin, t'aurais pas la Tourniquette par hasard ?"

    Ce genre de choses.

    Pendant ce temps,  Roger Bontemps laisse dire. Il se contente de demander calmement aux journalistes qui l'interrogent, pourquoi, étant donné l’état désastreux dans lequel se trouve le monde,  ne pas donner une chance à son idée ?

    Le bon peuple a fini par se calmer un peu. On a fait le tour du ridicule possible, à un moment donné.  Et puis, de quoi s'agit-il AU JUSTE ? Si on jetait un œil sur le contenu maintenant ?

    Le temps est venu, se dit Bontemps, de s'expliquer plus en détails.

    Il publie alors un petit livre de quelques dizaines de pages, dans lequel il explique comment il compte  procéder pour éliminer les désagréments pour l'humain du réchauffement climatique. L'idée se base sur un fait indéniable;

    Quand il fait chaud quelque part sur la planète, il fait froid ailleurs. L'été ici, c'est l'hiver là-bas. C’est irréfutable. 

    Bontemps fait quelques présences dans les médias. Autour de lui, on tend l'oreille avec plus d'intérêt. Le petit livre se vend bien. Suscite des débats.
 
    Et son idée prend le bâton du pèlerin. 

    Il propose donc à une ville du sud des États-Unis de se jumeler à Montréal. Tampa Bay, en Floride, étouffant sous d'épouvantables canicules à chaque été maintenant, accepte, malgré le coté farfelu de ce qui lui est proposé.

    On en est là; mieux vaut l'improbable que de ne rien faire du tout.

    Bontemps fait un saut en Floride pour expliquer en détails aux locaux ce que l'expérience implique. Puis il revient à Montréal pour finaliser les derniers préparatifs de la première expérience qui doit avoir lieu dans la nuit du 24 juin 2025, le jour de la Saint-Jean Baptiste.

    Cette nuit là, à deux heures, le mercure indique à Montréal un joli 15 Celsius. Un temps presque frais selon les normes modernes. Au même instant, à
Tampa Bay, avec un taux d'humidité frisant les 90%, il fait toujours plus de 35 Celsius.

    L’idée ne manque pas de culot. Un homme propose à ses frères humains d’influencer la Nature pour le bienfait de tous. Un rendez-vous est donné aux gens de bonne volonté au centre-ville, au beau milieu de la nuit. Quelques explications sont données, couvertes par quelques rires.

    Au signal de Bontemps, la masse des volontaires  entassés sur la rue Sainte-Catherine se tourne le visage vers le nord et chacun prend une profonde inspiration.

    Des centaines de personnes inspirent l’air plus frais descendu du nord. Un tas de gens, deux fois plus de poumons.

    Trois secondes plus tard, il ne fallait surtout pas garder l'air en soi trop longtemps et ainsi le réchauffer, la foule se tourne en bloc vers le sud et expire l’air frais en direction de Tampa Bay.

    C’est le début d’un temps nouveau.

    Ce mouvement de rotation de 180 degrés, cet aller-retour entre faire face au nord, puis au sud, pour en inspirer, puis expirer l’air, c'est la Tourniquette Soufflée.

    Cette première mondiale dure une heure. Il y a   quelques étourdissements, une femme perd conscience, mais dans l'ensemble c’est un succès. Bien peu croient que cela va changer quoi que ce soit, où que ce soit. La plupart des originaux présents sont juste contents de participer à quelque chose de nouveau et d'unique. Ils pourront dire plus tard: "J'étais là".

    Quelques heures plus tard, à l'aube, Bontemps reçoit les premiers relevés de météo qu'il a demandée. Une compilation complexe de données qu'il serait fastidieux d'étaler ici, a été recueillie par le Centre Canadien de Météorologie en lien avec son équivalent Floridien, avant, pendant et après le regroupement des premiers Tourniquetteurs et Tourniquetteuses.

    Au bout de savants calculs, une conclusion s'impose:

    L'exercice a permis de baisser d'un dixième de degré la température ressentie dans la ville jumelle.

    Un tout petit dixième de degré. Mais une baisse quand même.

    Le lendemain, la chose est humblement rapportée dans quelques journaux. Les titres sont moqueurs et les articles courts. Un d’eux souligne même « l'échec lamentable » de ce prétentieux essai. Et Chapleau qui remet ça.

    Au fond, c’est l’été, les nouvelles sont rares, l’actualité roule au ralenti, et on en parle faute d’avoir mieux à se mettre sous la dent.

    Seul Roger Bontemps sourit d'aise. Visionnaire, il est déjà ailleurs, plus tard. Pour la première fois de l'Histoire, l'être humain, sans outils ou artifices, vient d'influencer de manière volontaire, et non accidentelle, la température ambiante. Ce n’est pas rien. Et puis, si un dixième de degré c'est peu, quelques centaines de participants c'est également peu. 


    Les semaines suivantes, l’expérience se multiplie et le phénomène devient pancanadien. Toronto est jumelée à Houston au Texas. Vancouver se noue d'amitié avec Mexico.

    Québec, Ottawa, Hamilton, Halifax, Edmonton et Calgary se cherchent une âme sœur. Même intérêt de la part des plus petites villes. Trois-Rivières et Medecine Hat votent ce soir même en ce sens.

    La Tourniquette Soufflée prend de l'ampleur.

    Le gros de l'été est maintenant passé dans l'hémisphère nord. Septembre arrive au Canada et les extrêmes températures estivales dans le sud des États-Unis se font plus rares.

    C'est le temps d'un premier bilan.

    Le phénomène a donné quelques résultats probants. Les marges sont faibles et demeurent sous la barre d'influence d'un degré Celsius, mais elles sont constantes. Aussi modestes soient-ils, les résultats sont RÉÈLS.

    En outre, plus on examine les effets secondaires d'une telle pratique, plus on y trouve des bénéfices intéressants. D’autant plus étonnants qu’on ne les avait pas prévus;

    Au bout de la première saison de cet exercice particulier, le Ministère de la Santé du Québec publie des statistiques dont voici quelques faits marquants;

-    Une saine compétition s'établie entre certaines villes d’un même pays ou d’une même région.

    Par exemple, le meilleur résultat obtenu jusqu'ici l'a été à Montréal. Un groupe de 16,789 participants a réussi l'exploit de descendre de .7 degré Celsius la température de Tampa Bay le 30 août 2025. Un record qui, naturellement, déplait aux Torontois qui, jusqu'ici, n'ont pu faire mieux qu'une réduction de .5 degré pour Houston.

    Chaque nouveau rassemblement dans les deux villes, réuni donc de plus en plus de gens, Montréal voulant ainsi protéger son record et Toronto voulant le lui ravir.

    Un peu partout, pour des raisons semblables, la participation gonfle à chaque semaine. L’exercice de respiration profonde, au grand air et en groupe, est considéré comme sain et un excellent remède à la solitude. Le Ministère applaudit donc ces résultats et espère que la tendance à la hausse se maintiendra.

    - Le Ministère conclu également, après avoir consulté un groupe de médecin, que la pratique régulière de la Tourniquette Soufflée, et le contrôle du souffle qui en résulte, est un exercice qui aide à libérer les toxines de l'organisme. Un passage du rapport suggère même que les femmes enceintes qui participent régulièrement à une Tourniquette Soufflée, augmentent d'environ 17% leurs chances d'avoir un accouchement sans problème.

    - Coïncidence ou pas, certaines maladies pulmonaires comme l'emphysème et l’asthme, semblent déjà bénéficier du "traitement", bien qu'il soit beaucoup trop tôt pour parler d'une tendance de fond. De la même manière, on ne peut pas encore affirmer que la réduction récente des fumeurs au pays est le fait de la Tourniquette Soufflée, ne serait-ce qu'en partie. Mais la chose ne serait pas étonnante, ajoute le Ministre.



    Début octobre, Bontemps fait sa deuxième tournée américaine.

    Maintenant que le train est sur les rails et que les Canadiens ont, même très légèrement, allégé les Américains du sud de leurs températures extrêmes, il est temps de penser en terme de rétribution. Autrement dit; "C'est à notre tour".

    Les gens du Sud se sont bien volontiers conformés à cette demande. Pas autant par altruisme que parce qu'il s'agit là d'un investissement pour plus tard. Les saisons se suivent, les besoins aussi. Ce qu'on donne comme souffle aujourd’hui, on appréciera d’en recevoir la contrepartie plus tard.

    Bontemps demande donc aux gens de Tampa Bay de rendre la pareille aux Montréalais en leur soufflant de l'air du sud vers le nord, pendant les trois plus gros mois d'hiver au Québec. Les autres maires l'accompagnent pour faire une demande similaire aux autres villes impliquées.

    Cet hiver là, la marque du Un Degré Celsius est dépassée grâce aux Floridiens, phénomène d'autant plus étonnant qu’à Tampa Bay la moyenne d'âge de la population est parmi les plus élevées des villes participantes. Le 27 janvier 2026 donc, alors qu'il aurait dû faire moins 19 à part du facteur vent, les Montréalais ont eu droit à une pointe quand même glaciale de moins 17.8 Celsius à l'heure du souper.

    Étant les premiers à briser le "Mur du Degré", les Floridiens ne se sont pas gênés pour tapisser leur fierté dans les journaux. Une plaque commémorative a même été placée dans un parc à l'entrée de la ville, plaque sur laquelle est gravée une représentation du Dieu Éole qui souffle son air vers Montréal.

    Bientôt, la Tourniquette Soufflée fait ses racines dans tous les pays du monde. Bombay est jumelée à Moscou. Pékin et Stockholm se sont liées. Beaucoup d'autres sont devenues des paires. Les journaux du monde rapportent des résultats intéressants. On ne se moque plus de cet obscur politicien Québécois dont on massacre le nom dans toutes les langues. Il y a maintenant du respect dans les voix de ceux qui en parles.

    La Tourniquette Soufflée prend une telle ampleur que parfois plus de la moitié de la population totale d'une ville participe à cette messe. Dans plusieurs villes, les "cérémonies" sont maintenant quotidiennes.

    L’exercice attirant maintenant des masses imposantes, le nombre de souffles se multipliant, la qualité des résultats augmente de manière exponentielle.

    Le 3 mars 2027, New Delhi devient la première ville à dépasser la différence de deux degrés Celsius. Les poumons indiens ont fait ce cadeau aux habitants reconnaissants d'Helsinki, un soir de tempête de neige en Finlande. À peine 6 semaines plus tard, Buenos Aires franchit la barre des 3 degrés au profit de New York.

    Depuis, on ne s'étonne plus de rien.

    La pression sociale devient plus forte sur les paresseux. Il est maintenant mal vu, perçu comme égoïste, de rester chez soi le soir, au lieu de faire sa part pour améliorer le sort de gens qui n'ont pas la chance d'avoir une clémente journée. De plus en plus, ceux qui se désintéressent de la Tourniquette Soufflée le font au risque de perdre l'estime de  proches et d’amis.

    Roger Bontemps, nouveau Ministre de l'Environnement du Gouvernement Québécois, est invité à prononcer un discours à l'ONU le 24 juin 2028, jour du troisième anniversaire de la première Tourniquette Soufflée de l’Histoire.

    L'an 2028 sera pour lui un tremplin fabuleux. La race humaine entière semble maintenant en voie d'adopter son plan et il est déjà acquis que le prix Nobel de cette année peut difficilement lui échapper.

    On décrète que le 6 juin de chaque année, date choisie pour souligner l'anniversaire du jour où pour la première fois il a expliqué l'idée de la Tourniquette Soufflée au Conseil de Ville de Montréal, sera la Journée Internationale du Souffle.

    Le phénomène s'amplifie à tous les jours et n’exclu plus aucun peuple, aucun pays.
Aucun dirigeant, fut-il dictateur, ne refuse à son peuple le plaisir de vivre un peu mieux les saisons les plus difficiles. Au-delà des systèmes politiques divergents, les visées du bien-être sont les mêmes pour tout le monde. La participation est dans l’intérêt de chacun.

    On estime que c'est en 2065 que la Tourniquette Soufflée est devenue permanente et mondiale. Que partout sur la Terre, une fois par jour, la grande majorité des habitants d'une ville souffle vers une autre ville, l'air qu'il lui faut pour se porter mieux. C'est maintenant une marée sans fin. Comme un courant qui fait danser une algue, vers l'avant, puis l'arrière, sans arrêt.

    Les températures se sont maintenant passablement adoucies et tempérées partout sur le globe. Les écarts sont bien plus étroits aujourd’hui. À Montréal, l'hiver, le mercure ne descend que rarement sous les moins 10. L'été, plus 20, c'est la norme. Et l'amélioration conséquente de la santé générale de la population sauve des milliards de dollars en soins au gouvernement.

    Toute la planète a pris le pli. Tous les jours, un formidable souffle, sud-nord ou nord-sud, selon les endroits, est lancé par les poumons, créant une danse à laquelle tout participe; les fleurs, les courants d'eau, les nuages…

    Toute la Création suit le rythme.

    Bientôt, la démarche même des humains s'est adaptée. Le dandinement latéral habituel a fait place à un balancement du haut des corps, de l'avant vers l'arrière... vers l'avant... vers l'arrière... vers l'avant...

    Dans les années qui suivent, la planète au complet, comme une immense boule sur le billard de l'Univers s’ajuste à ce rythme. Au mépris de son ancien centre de gravité, étrangement, sans que les êtres vivant sur elle en souffrent.

              
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    À une distance incommensurable de là, au cœur de la galaxie d'Andromède, une race a la Terre à l'œil depuis quelques millénaires.

    Un être magnifique, presque transparent, dont chaque geste semble irradier un peu de couleur et produire quelques sons subtils, comme une caresse sur un gong, s'éloigne un peu du prisme sur lequel il était penché. Son visage lumineux se tourne vers ses pairs, dont l'aura chatoyant illumine un coin de cette immense pièce aux allures de cathédrale.

    Il lance, télépathiquement;

    "Ça y est. La Terre, à son tour, vient de commencer à danser."





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oups...